par Rick Waines, Colombie-Britannique
En 1983, j’avais 17 ans et je participais à mon premier Congrès mondial de la Fédération mondiale de l’hémophilie à Stockholm, en Suède. À la plénière d’ouverture, le Dr Bruce Evatt s’est présenté sur l’estrade et a rapproché le micro de sa bouche. Je possède un enregistrement de ce discours, dont j’avais demandé une copie quelques décennies plus tard. Je m’attendais à entendre des murmures de l’auditoire, mais j’ai uniquement entendu un grincement alors qu’il ajustait le micro, puis sa voix calme. Le message qu’il voulait nous transmettre était le suivant : la population hémophile serait peut-être le « prochain groupe », après les hommes qui ont des relations sexuelles avec des hommes, à être touché par le sida. En fait, il a utilisé le terme « homosexuel », que j’ai choisi de ne pas utiliser parce qu’il est tombé en désuétude. À cette époque, aucun virus n’avait encore été identifié. Le Dr Evatt décrivait la maladie du sida comme assez mortelle, avec peu de chances de survie après 25 mois. Même si je n’en étais pas conscient à l’époque, c’est là que j’ai développé un intérêt pour l’art commémoratif. J’avais déjà reçu un diagnostic d’hépatite C, mais ce n’est que quatre ans plus tard, en juin 1987, que j’ai reçu un diagnostic de VIH.
La communauté des troubles de la coagulation a eu son lot d’expériences négatives avec les pertes, et nous y sommes encore confrontés aujourd’hui. L’accès à des produits coagulants vitaux n’est pas universel et l’impact des pathogènes à diffusion hématogène est bien établi. Une question demeure cependant importante pour moi : comment pouvons-nous rendre un témoignage de cette perte, et comment pouvons-nous consolider nos efforts en fonction d’un devoir de mémoire. Ou, comment pouvons-nous approfondir notre connaissance de notre passé dans une perspective de guérison. Enfin, quel rôle une pratique comme l’art commémoratif peut-elle jouer pour contribuer à prévenir une nouvelle calamité. Et qu’est-ce que l’art commémoratif au juste?
Je tiens à souligner que je ne suis pas un spécialiste de l’art commémoratif. J’en suis venu à ce thème en raison d’une pièce de théâtre documentaire que j’avais créée, basée sur un projet d’histoire orale intitulée « HIV In My Day ». Le fait de créer un drame bien ancré dans la réalité m’a placé dans un rôle de gardien d’une histoire, et des témoignages des victimes en cours de route. Selon l’idée que je m’étais faite d’un travail de commémoration, je voulais comprendre l’histoire des commémorations à travers les arts.
Il est important que ma pièce ne se limite pas simplement à ce que l’on n’oublie pas – « il ne suffit pas de ne pas oublier » – Ted Kerr. Cette citation est tirée d’un article que Ted a écrit pour le magazine C – How to Have an AIDS Memorial in an Epidemic. Dans cet article et dans mon travail avec In My Day, je me suis beaucoup appuyé sur ses idées sur l’art commémoratif et le sida. L’ouvrage de James E Young, Reflections on memorial Art, Loss and the Spaces In-between, a également été un guide important.
De « How to Have an AIDS Memorial in an Epidemic » C magazine par Ted Kerr – Crédit photo par National Institutes of Health – Wikipedia
Depuis toujours, les œuvres commémoratives nous rappellent les pertes que nous avons vécues, mais c’est au lendemain de la Première guerre mondiale que l’art commémoratif s’est véritablement imposé. Cette période de commémoration est représentée par des expressions monumentales par l’État. Destinées à ne pas oublier, certes, mais également à représenter une résilience au moyen d’une structure tout en hauteur.
Porte de Menin, Belgique. Tijl Capoen/VDB – Crédit : VDB
Monument de la Première Guerre mondiale à Cernobbio, en Italie.
Ces œuvres commémoratives sont essentiellement politiques, ont une forte connotation nationale et ont également recours à une imagerie religieuse.
Les premières œuvres commémoratives du 20e siècle comportaient une certaine part d’innovation, le meilleur exemple étant cette pratique d’inclure les noms des personnes décédées, au lieu de la statue de l’héroïque général à cheval.
Gravure des noms sur le Mémorial national du Canada à Vimy.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous avons pris conscience des horreurs de l’Holocauste et nous avons dû recourir à une nouvelle forme de commémoration. Il était entendu que toute tentative de commémoration risquerait de donner lieu à une sorte de rédemption de la souffrance, ou de guérison, de ces actes horribles pour lesquels aucune rédemption ou guérison n’est possible. Les arts ont une capacité d’apaisement là où il n’y en a pas toujours, et il importait de s’en prémunir.
Comment l’art commémoratif s’est-il transformé face à un tel défi? En Allemagne, là où les débats sur la façon d’aborder les commémorations ont été les plus féroces, James E Young, un universitaire qui a été embauché pour diriger le processus commémoration, a insisté pour que les éléments architecturaux enveloppent le visiteur plutôt que de le dominer, et que les monuments comprennent aussi des centres d’interprétation dont l’objectif serait de mieux comprendre l’Holocauste. Au cours de cette période de commémoration, on assiste à un centrage de l’humanité, un refus de l’instinct à remplir le vide laissé par l’horreur et le traumatisme profond. Si vous avez déjà visité le Champ de stèles ou Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe, comme on l’appelle également, de Peter Eisenman, vous conviendrez que cette œuvre a un impact extraordinaire qui invite à la réflexion.
Champ de stèles par Peter Eisenman, à Berlin. – Crédit photo : The AdvenTourist
Aujourd’hui, les efforts de commémoration visent à chercher à comprendre le sens au moyen de récits des survivants, ou de témoignages de personnes décédées relatés par les vivants. Toutefois, il y aura toujours place à une approche plus énumérative, ou ce que l’auteur Dagmawi Woubshet décrit comme le trope de la réalisation de l’inventaire.
À Vancouver, nous avons un mur commémoratif dédié aux victimes du sida. Chose intéressante, il est situé à côté du célèbre lieu de drague des hommes homosexuels. Cette œuvre commémorative demeure un lieu important où l’on se souvient généralement des pertes, mais est également un hommage à des gens que vous avez peut-être connus. À cet égard, il comporte un caractère personnel.
Mais c’est cette œuvre commémorative elle-même qui met en lumière ce qu’il reste peut-être à accomplir pour notre communauté. Au lieu d’avoir inclus les noms des personnes atteintes d’un trouble de la coagulation, on y trouve une reconnaissance plus générale de notre perte avec une inscription qui se lit comme suit : les membres de la Société canadienne de l’hémophilie. Cette inscription se démarque parmi la centaine de noms, de personnes, et non pas d’un organisme de bienfaisance représentant des gens.
Le sida présente une série de défis différents de ceux des deux Grandes guerres. Il n’y a pas encore de fin à la crise du sida, et les monuments commémoratifs soulignant les pertes associées à la pandémie du sida le reconnaissent. Au Texas, par exemple, le jardin commémoratif du sida, en témoigne.
Explorez les 48 000 panneaux de la courtepointe commémorative du sida en ligne – www.smithsonianmag.com/smart-news/aids-memorial-quilt-now-online-180975370/
Ce qui nous rappelle que le travail n’est pas achevé, qu’il n’est jamais achevé.
Le Projet des noms, conçu en 1985 par Cleve Jones, comprend maintenant 48 000 panneaux dédiés à la mémoire de plus de 90 000 personnes. Chaque panneau nous raconte quelque chose au sujet d’une personne et représente un souvenir vivant grâce aux nouveaux panneaux qui s’ajoutent constamment, à cet instant même peut-être, dans un atelier ou devant une machine à coudre d’un proche. Ces itérations modernes de commémoration nous permettent d’aboutir à une compréhension plus complète et plus complexe des vies perdues, des vies vécues.
Cela nous ramène à notre communauté, la communauté des troubles de la coagulation, et à nos efforts visant à rendre hommage à ceux que nous avons perdus. Aux États-Unis, il y a le Hemophilia Circle au National AIDS Memorial, où quelque 200 noms de personnes de la communauté hémophile qui ont été touchées par le sida sont gravés dans un mur de pierres. Au Royaume-Uni, chaque année à l’Action de grâce, il y a un service à l’église St. Botolph-without-Bishopsgate à Londres. Lors de cette cérémonie, il y a un Livre de souvenirs à partir duquel on lit à haute voix les prénoms des victimes. Au Canada, nous avons une Commémoration nationale au cours de laquelle on plante un arbre accompagné d’une plaque évoquant nos pertes. Ces gestes de commémoration occupent une place importante, mais je ne peux m’empêcher de me demander si nous aurions intérêt à adopter des approches plus personnelles. Certains exemples commencent à émerger au sein de notre communauté. La série télévisée Unspeakable de Rob Cooper réussit magistralement à amalgamer un récit dramatique et les faits historiques précis de la catastrophe qu’a constitué le scandale du sang contaminé au Canada en présentant avant tout un exemple d’activisme réussi avec des portraits touchants de personnes atteintes d’un trouble de la coagulation.
Dans son ouvrage à paraître bientôt, Unburying My Father, Zander Masser a entrepris un parcours très personnel pour apprendre à connaître son père, qui est décédé pendant la crise du sang contaminé, dans une optique très particulière. Et ma pièce de théâtre documentaire – In My Day – suit le parcours des survivants et de leurs soignants tout au long des 15 premières années de la pandémie du sida. Puisque cette pièce se veut un miroir fidèle de la réalité, nous apprenons à connaître les 118 participants et ceux qu’ils ont perdus, à travers leurs propres mots.
Chacune de ces œuvres commémoratives occupe une place importante dans le processus de guérison avec lequel l’ensemble de notre communauté continue d’être en butte. J’estime également qu’il y a une occasion qui se présente à nous d’offrir plus que le trope de la réalisation de l’inventaire. Il nous faut plus que la liste de leurs noms. Nous avons besoin de les connaître, ne serait-ce que pour savoir quelle était leur couleur préférée ou leur hobby.
N’oublions pas que l’art commémoratif doit appuyer nos objectifs en matière d’activisme, et faisons connaître l’histoire de nos êtres chers afin de lutter pour des traitements sûrs et sécuritaires pour tous.
Pour obtenir de plus amples renseignements sur In My Day, Unspeakable et Unburying My Father, cliquez sur les liens ci-dessous (en anglais).
In My Day – Une pièce de théâtre verbatim
Unspeakable
Unburying My Father