par Zander Masser, Montréal (QC)
Par une journée d’automne de 1996, mes parents ont convoqué une réunion de famille. J’avais 11 ans. Mon frère en avait 14. Nous étions réunis dans le salon. J’étais assis sur le grand divan vert en cuir, à côté de mon frère, face à mes parents, ma mère à gauche, mon père à droite. L’atmosphère était lourde, ce qui était plutôt inhabituel dans notre foyer. J’ai compris que quelque chose n’allait pas. Je croyais que mes parents allaient nous annoncer qu’ils divorçaient. Je ne pouvais m’imaginer pire scénario. Ils nous ont dit que mon père était porteur du VIH depuis plus de dix ans – l’équivalent de ma vie – et qu’il était atteint du sida. Ils nous ont dit qu’il avait été infecté au VIH par les produits qu’il prenait pour traiter son hémophilie. Ils nous ont rassuré que ma mère, mon frère et moi n’étions pas infectés. Ils nous ont expliqué le caractère fatal de la maladie tout en essayant de demeurer optimistes à l’égard des soins médicaux que mon père recevait à l’hôpital Mount Sinai à New York.
Après cette discussion, je savais que mon père allait mourir. J’estimais que sa mort surviendrait dans un avenir très lointain, et qu’il serait alors très âgé. Je vivais dans le déni, même si la santé de mon père s’est détériorée au cours des trois années qui ont suivi. À la suite de cette discussion en famille, le sujet de la mort de mon père n’a plus jamais été abordé, jusqu’au jour de son décès.
« Je suis sur la plage, je scrute l’océan. C’est une plage de sable blanc parfaite, l’eau est limpide. Le sable est brun, sombre, d’aspect sale, et l’eau est vert sombre. J’ai un sentiment palpable de calme. Le soleil brille, j’entends les vagues qui s’échouent sur le rivage et je sens la brise. Du coin de mon œil droit, j’aperçois une silhouette s’approcher. Aucun visage ou trait distinctifs, simplement la silhouette noire d’une personne courant vers moi. Avant de pouvoir me retourner pour voir de qui il s’agit, cette personne me plante un couteau dans la poitrine. Je me réveille. Il est 3 heures du matin. Je me rendors et je me réveille de nouveau à 6 heures. J’entends ma mère parler à voix basse dans le sous-sol. Je savais que papa venait de mourir. Je me rends en bas. Elle était au téléphone avec mes grands-parents. Elle raccroche rapidement et nous nous faisons une étreinte. Je crois maintenant que la sensation de calme dans mon rêve était un dernier cadeau de paix avant que je m’éveille dans ma nouvelle réalité, avant de passer de l’autre côté de l’important point de mire de ma vie. » – Graham Masser, mon frère
Je l’ignorais à cette époque, mais mon deuil a commencé dès le jour de cette réunion familiale. Au cours des années qui ont précédé son décès, je me faisais de plus en plus de soucis au fur et à mesure que son état de santé déclinait. J’ai développé un instinct protecteur et je marchais lentement à ses côtés, refusant de le laisser seul. Immédiatement après son décès, j’étais en état de choc et profondément affligé. Je me souviens être devenu incertain face à mon avenir. À mesure que le temps passait, j’arrivais cependant à mener une vie de jeune adulte relativement « normale », mais je me suis également résigné à accepter en silence la mort de mon père, un silence qui a duré 20 ans, période au cours de laquelle je n’ai pratiquement parlé à personne de ce sentiment de perte. Mais mon esprit tourbillonnait chaque fois que je songeais à l’impact de la mort de mon père.
Enfin, ma trentaine maintenant amorcée, soit deux décennies après la mort de mon père, j’ai finalement trouvé une façon de m’ouvrir, de partager ma douleur et de guérir mon âme. Mon processus de guérison a pris la forme d’un récit photographique intitulé Unburying My Father.
Mon père, Randy Masser, était atteint d’hémophilie B grave. Il était photographe professionnel. J’ai grandi entouré de ses photos accrochées aux murs de notre maison, et lorsque j’évoque des images de lui dans ma tête, ce qui se produit plusieurs fois par jour, j’ai de la difficulté à l’imaginer sans un appareil-photo autour du cou.
Plusieurs personnes, y compris mes grands-parents, mon dit qu’ils ignoraient d’où provenait l’intérêt de mon père pour la photographie. Mon père était actif dans la mesure où il le pouvait, mais à cause de ses limitations physiques, il ne pouvait pas participer pleinement. Un peu comme une personne malvoyante qui a l’ouïe beaucoup plus développée, je crois que son sens de l’observation s’est accentué par le fait qu’il devait souvent rester sur la touche à observer les autres bouger d’une façon qui ne lui était pas accessible. Cela se voit à travers l’objectif de sa caméra. Je crois que dès qu’il a eu un appareil photo entre ses mains pour la première fois, il avait déjà un talent naturel pour trouver et capturer d’une manière éloquente et artistique des moments de la vie de tous les jours.
Vingt ans après la mort de mon père, j’ai exhumé la totalité de sa collection de photos, soit environ dix mille diapositives. Au fur et à mesure que je numérisais et archivais chaque photo, je sentais un profond désir d’en apprendre davantage sur mon père. J’ai communiqué avec chaque personne qui avait connu mon père afin de leur demander de partager leurs souvenirs de celui-ci. C’est ainsi qu’est né le concept de Unburying My Father.
Le livre raconte la vie de mon père à travers les souvenirs de ceux qui l’ont bien connu, et est illustré par plus de deux cent cinquante de ses meilleures photos. Mon père possédait un talent immense et il avait une forte personnalité dans un petit gabarit.
« Ma mère est décédée alors que j’avais trois ans et mon père était absent. Ma tante Mary, la sœur de ma mère, m’a accueillie au sein de sa famille. Elle avait deux garçons atteints d’hémophilie. Je me souviens depuis ma tendre enfance chez ma tante Mary d’avoir vécu avec deux garçons presque constamment alités. À cet âge, j’ignorais la nature de leur maladie, et personne ne m’a jamais dit que je pouvais être porteuse de l’hémophilie ».
« J’avais l’habitude d’attendre à la maison que Randy revienne de l’école parce que j’avais tellement peur. J’ai passé la pire semaine de ma vie lorsque Randy est allé dans un camp scout. Les gens là-bas savaient qu’il était hémophile et il a passé la plus belle semaine de sa vie. » – Eleanor Masser, la mère de mon père.
« Lorsque ton père a eu les résultats, nous nous sommes rendus au centre de traitement de l’hémophilie à l’hôpital Mount Sinai. Ils nous ont parlé de son taux de lymphocytes T, et ils nous ont donné un certain espoir avec les nouveaux médicaments qui venaient d’être mis au point. Je n’en ai parlé à personne au début à cause de la croyance populaire voulant que la maladie soit facilement transmissible, par exemple par une simple poignée de main. Nous éprouvions de la colère à l’endroit des compagnies pharmaceutiques, mais nous avions surtout peur. Peur de ce que cela signifiait pour nos fils, de la mort. Une fois le résultat positif connu, notre vie sexuelle s’est arrêtée. J’avais tellement peur de commettre une erreur dans le feu de l’action que j’étais incapable d’y faire face. » – Ilene Masser, ma mère
Le processus de création de ce livre a transformé ma vie de plusieurs façons. La récente intégration de la communauté hémophile, et son acceptation remplie d’amour, est l’une de ces transformations. Avant de prononcer le discours d’ouverture au symposium de la Hemophilia Federation of America l’an dernier, je n’avais pas l’impression de faire partie de cette communauté. Depuis ma participation à ce symposium, de nombreuses personnes atteintes d’un trouble de la coagulation – ainsi que leurs proches, leur personnel soignant et d’autres qui les soutiennent – m’ont gentiment rappelé que j’en fais partie et que j’en ai toujours fait partie. Cette connexion avec cette communauté m’a permis de comprendre que je n’ai jamais été seul à vivre une telle expérience, même si j’ai eu l’impression de l’être pendant tellement longtemps. J’ai rencontré des membres de la communauté qui ont connu mon père et qui ont travaillé avec lui. J’ai également parlé à des gens de mon âge dont les parents sont décédés de la même façon que mon père. Ces rencontres m’ont permis de rendre plus significatives la vie de mon père, l’histoire de ma famille et la pertinence de mon propre travail. Je serai éternellement reconnaissant pour le chaleureux accueil de la communauté hémophile et pour la plateforme que de nombreuses organisations m’ont donnée pour partager mon récit.
« Randy se liait d’amitié avec les gens de la même façon que la surface d’un lac reflète le ciel. Il ne pouvait pas s’en empêcher. » – Stephen Cowan, un ami de mes parents et mon pédiatre quand j’étais jeune.
Le processus d’exhumation de l’œuvre de mon père m’a également permis d’apprendre plein de choses à son sujet. J’ai appris qu’il avait siégé au conseil d’administration de l’Association de l’hémophilie de New York pendant plus de 20 ans. Il a organisé des groupes de soutien pour des jeunes adultes atteints d’un trouble de la coagulation et on lui a souvent demandé d’agir comme conseiller auprès d’individus et de familles. Son travail de défense des intérêts a été déterminant dans l’adoption du Ricky Ray Hemophilia Relief Fund Act aux États-Unis. En poursuivant mon engagement au sein de la communauté hémophile, j’ai l’impression de poursuivre le travail de mon père, avec lui.
En découvrant une façon d’utiliser la créativité pour affronter mon deuil et vivre sainement avec celui-ci, ma vie s’en est également trouvée transformée. Je suis maintenant capable de partager mon expérience et de raconter mon histoire. Je ne vis plus en silence. En recueillant les témoignages au sujet de mon père et en les juxtaposant aux miens, je me suis rendu compte que je n’ai jamais été vraiment isolé dans mon deuil. Je me suis rendu compte que j’ai toujours été entouré de gens qui aimaient eux aussi mon père et pour qui son départ a créé un vide. Maintenant que je comprends mon père de façon plus complète, je suis en mesure de mieux me comprendre moi-même, ce qui m’a permis d’améliorer ma confiance en soi. Maintenant que je suis conscient des énormes sacrifices accomplis par ma mère dans son rôle de conjointe et de soignante, je suis en mesure de travailler à rétablir ma relation avec elle, relation qui a été mise à mal par notre deuil. J’ai développé un sentiment de compassion et d’empathie pour mes parents, et pour moi-même. J’ai réalisé que la vie de mon père avait eu sur moi un impact beaucoup plus important que sa mort. J’ai appris le pouvoir de guérison de l’écriture. Le développement des habiletés – surtout au moyen de la créativité – pour parler ouvertement du deuil est essentiel à la croissance et au bien-être mental.
Mon père a canalisé sa peine vers la photographie. Dans ses photos, je peux voir et sentir tellement d’émotion. J’y vois un homme qui aspire à la vie et pour qui chaque jour, les moments les plus anodins sont précieux et magnifiques. Mon père n’avait toutefois ni l’espace ni le langage requis pour parler de l’injustice et de la perte d’autonomie et de ses expériences avec la maladie. Il est donc demeuré silencieux. Même si mon père ne m’a jamais enseigné comment exprimer mon chagrin, il m’a montré la valeur de l’expression créative, la façon de prioriser la joie, d’apprécier l’art et la musique, et d’apprécier le cadeau d’être simplement vivant.
« À cause de mon rôle de médecin, Randy se confiait à moi au sujet de ses craintes et de ses douleurs. Mais il possédait cette noblesse dans son refus de voir le côté négatif des choses. Il avait l’habitude de dire » C’est horrible « , puis il parlait de sa douleur. Mais il évitait de répondre à mes questions au sujet de la peur et de la mort en détournant la conversation. Nous savions tous les deux qu’il avait peur, mais il savait qu’Ilene avait elle aussi peur de cette chose innommable, et il ne voulait pas que la peur envahisse la maison. Il voulait diluer la peur de mourir en demeurant positif, en étant une source de lumière et d’optimisme. Un jour, nous avons vu Jim Abbott, le lanceur manchot des Yankees, lancer un match sans point ni coup sûr. Nous écoutions le match à la télé, Randy chez lui et moi dans mon salon chez moi. Nous avons passé les trois dernières manches ensemble au téléphone alors que Randy faisait la description de chaque lancer. Ce match à la fois étrange et grandiose est devenu ma métaphore de la capacité de Randy à demeurer positif dans l’adversité. C’est la raison pour laquelle j’ai peint ce tableau pour lui. Un lanceur manchot qui lance un match sans point ni coup sûr. C’était ça, Randy. » – Stephen C.
Chacune des milliers de vies perdues dans la tragédie du sang contaminé est importante, et chaque famille touchée a sa propre histoire à raconter. Je souhaite que la lecture de mon livre puisse permettre aux lecteurs de s’identifier à l’histoire de ma famille et d’être inspirés pour trouver des façons d’affronter leur propre deuil et de partager leur expérience avec tous.
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Depuis la publication de son livre, Unburying My Father, le 12 juin 2022, Zander Masser a prononcé des conférences, animé des ateliers et présenté des expositions de photos pour le compte de diverses organisations d’hémophilie aux États-Unis et au Canada. Il a été le plus récent conférencier principal au symposium annuel de la Hemophilia Federation of America, et il a pris la parole lors du congrès de la Fédération mondiale de l’hémophilie à Montréal.
Pour en apprendre davantage sur le travail de Zander et l’œuvre photographique de Randy, et pour acheter le livre, vous pouvez visiter le site www.randymasserphoto.com. Vous pouvez également suivre Zander sur Instagram (@zandermasser) où il a partagé de nombreux aspects de la création du projet. Zander est disponible à titre de conférencier lors d’événements en personne ou virtuels. Vous pouvez communiquer avec lui par courriel à zander@randymasserphoto.com.
PHOTOS par RANDY MASSER