En commençant à rédiger cet article, je me suis mise à réfléchir à mon expérience avec les troubles de la coagulation au fil des années. J’ai pris en compte les gains que nous avons faits, les enjeux actuels et les traitements pour les personnes atteintes d’un trouble de la coagulation, et pensé aux gains potentiels à venir. J’ai également pensé aux problèmes qui ont été résolus et je me suis questionnée au sujet des défis permanents et à venir qui exigent une attention et des ressources.
Je viens d’une famille qui possède un long historique de troubles de saignement, essentiellement l’hémophilie A. Cet historique d’hémophilie remonte à cinq générations, et par conséquent, notre centre local de traitement des troubles de la coagulation (CTH) possède une cartographie génétique qui présente un arbre généalogique détaillé. L’histoire de notre famille est marquée par de nombreux changements survenus dans la compréhension et le traitement de l’hémophilie. J’ai grandi sachant que ma grand-mère avant donné naissance à une fille qui est décédée peu de temps après sa naissance. Cette tante que je n’ai jamais connue avait des symptômes qui s’apparenteraient aujourd’hui à ceux d’une hémorragie cérébrale. À cette époque, les femmes étaient uniquement considérées comme des « porteuses », et il était donc impossible qu’elles soient hémophiles. Elle est décédée de causes inconnues.
Dans les années 1980, mon père, qui était atteint d’hémophilie, a reçu des traitements par transfusion sanguine sachant qu’il y avait une possibilité de recevoir du sang contaminé. Au cours de la même période, il luttait contre le cancer. Est-ce que l’hémophilie a eu une incidence sur son traitement pour le cancer à ce moment-là, puisque le traitement de ces comorbidités dans les années 1980 était complexe et incertain? Ma mère ne comprenait pas vraiment la génétique, mais elle croyait que les filles pouvaient uniquement être porteuses. Elle priait pour avoir des filles et non des fils afin que la prochaine génération n’ait pas à souffrir des conséquences d’un trouble de la coagulation. Son souhait a été exaucé et ma sœur et moi sommes nées… avec le gène de l’hémophilie. Ce sont les enjeux que ma famille connaissait relativement aux soins pour l’hémophilie.
Même si nous partageons la même génétique, ma sœur a eu peu de problèmes de saignement. Cependant, j’avais des saignements abondants et prolongés pendant mes menstruations, à l’occasion d’extractions dentaires et lors de mes accouchements. Pourquoi moi et pas elle? On m’a toujours dit que mes complications n’étaient pas vraiment un problème, que le gène de l’hémophilie n’était pas en cause, et que les femmes étaient « uniquement porteuses ».
Lorsque j’ai accouché de mon fils en 2011, malgré un avertissement clair dans le plan d’accouchement, il a quand même fallu que mon mari dise « non » au médecin qui essayait d’utiliser des forceps sur mon fils. Mon fils a reçu un diagnostic d’hémophilie avant de quitter l’hôpital. Lorsque j’ai accouché de ma fille en 2014, j’ai été en hémorragie sans raison apparente, selon l’équipe médicale, et j’ai dû recevoir trois unités de sang. J’ai été en état d’épuisement pendant des semaines alors que mon corps devait récupérer de cette perte de sang. Les médecins étaient surpris, mais je ne l’étais pas. Il y avait des antécédents familiaux trop évidents pour que ce soit une coïncidence. Je savais qu’il y avait encore beaucoup de choses que l’on ignorait au sujet de mon hémophilie.
Mon fils, qui est atteint d’hémophilie légère, reçoit des traitements sur demande. À de nombreuses reprises, nous avons fait une heure et demie de route pour nous rendre à l’hôpital pour ses traitements, et cela dans toutes les conditions météo possibles. J’ai sacrifié un emploi à temps plein pour me rapprocher des soins médicaux, nous avons coupé court à des vacances, et nous avons permis à notre fils de manquer plus de journées de classe que je l’aurais cru nécessaire. Nous lui administrons maintenant les traitements à domicile et nous nous estimons chanceux d’avoir une bonne relation avec notre CTH.
C’est dans cette optique que j’ai abordé les conférences et mon expérience au congrès mondial. Notre monde a franchi des pas de géant dans les soins et dans la recherche sur les troubles de la coagulation. C’est maintenant l’heure de vérité pour les femmes (et pour toute personne ayant des chromosomes XY) atteintes d’un trouble de la coagulation, et des présentations sur les saignements propres aux chromosomes XY étaient offertes dans presque tous les créneaux horaires. Heureusement, le terme « porteuse » est devenu désuet. Dans de nombreux pays, il n’est plus nécessaire d’avoir un diagnostic avant que l’on prenne au sérieux les saignements abondants, puisque nous reconnaissons maintenant que les tests de laboratoire ne sont pas toujours efficaces, et qu’il y a encore des choses que nous ignorons. Il est maintenant temps que les problèmes de saignement propres aux femmes deviennent plus visibles. Ces problèmes font l’objet de discussions, non pas comme des idées, mais comme une série de faits méritant de la recherche et des traitements à part entière. Nous avons encore beaucoup à apprendre, mais nous sommes sur la bonne voie et nous gagnons du terrain.
L’accessibilité à la prophylaxie, les progrès en matière de traitement comme l’émicizumab, les problèmes médicaux que l’on résout et les défis toujours présents étaient les autres thèmes d’actualité au congrès de cette année. Ceux qui ont accès aux traitements affichent des taux de saignement beaucoup plus bas, ce qui constitue une victoire importante. Le changement radical de mode de vie pour les personnes atteintes d’hémophilie A grave a permis un changement de cap vers la recherche sur d’autres problèmes qui touchent les personnes atteintes d’hémophilie et leur famille. Cela comprend le maintien de la santé articulaire, les comorbidités qui accompagnent le vieillissement, la façon de maintenir un bon état de santé au fil des années, les problèmes croissants de thrombose, l’utilisation efficace des nouvelles technologies (comme les montres intelligentes et les applis mobiles pour la surveillance de l’état de santé) et la prise en charge de la personne dans son ensemble, ce qui comprend sa santé physique, mais également sa santé mentale, sociale et spirituelle.
Certaines personnes atteintes d’un trouble de la coagulation ont suivi une thérapie génique et les résultats sont encourageants. À cet égard, je fais preuve d’un optimisme prudent et j’attends avec intérêt qu’il y ait plus de données à ce sujet dans l’avenir. Nous vivons assurément une période intéressante dans l’univers des troubles de la coagulation.
Avec tous ces progrès importants dans les soins et les traitements pour les personnes atteintes d’un trouble de la coagulation, il est important d’apprécier tout le chemin parcouru. Mais il est également important de nous tourner vers l’avenir. Il y a de nombreux troubles de la coagulation rares qui n’ont pas bénéficié de ces progrès, par exemple la déficience en facteur V pour n’en nommer qu’un.
De nombreuses personnes partout dans le monde vivent avec les conséquences d’un trouble de la coagulation, sans toutefois avoir reçu un diagnostic. L’accès aux traitements demeure un enjeu mondial, et bien que les Canadiens et Canadiennes aient accès à l’émicizumab et aux produits de facteur à action prolongée, de nombreuses personnes partout dans le monde n’ont accès à aucun de ces produits et dépendent encore du plasma frais congelé.
Dans l’allocution d’ouverture du congrès de cette année, le vice-président médical de la FMH, Glenn Pierce, a fait une mise en garde aux participants en soulignant que notre travail n’est pas terminé. Alors que nous célébrons nos progrès dans le domaine des soins et que nous élaborons des plans pour les améliorations à venir, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et la Société internationale de thrombose et d’hémostase (en anglais International Society on Thrombosis and Haemostasis – ISTH) débattent pour faire la distinction entre les types de traitement (prophylaxie, épisodique/sur demande) et pour établir des normes de soins efficaces minimales à l’échelle mondiale. Les enjeux des troubles de la coagulation sont complexes et multidimensionnels, et il faut des gens pour en défendre les intérêts. Même lorsque les choses semblent s’améliorer, nous devons nous assurer que les prochains traitements, pour tous les types de trouble de la coagulation, soient efficaces et contribuent à la qualité de vie pour les générations à venir.
NOTE DE LA SCH : Nicole est la récipiendaire 2024 de la bourse de congrès Dr Ronald-E.-George. Cette bourse a été créée et financée en sa mémoire par sa veuve Leni; tous deux étaient bénévoles de longue date à tous les niveaux de la SCH. Cette bourse a pour objectif de permettre à un parent d’enfant hémophile d’assister au congrès mondial de la FMH en 2024 et 2026.